retour

Le nécessaire dépouillement des choses
Bernard Chassé

 

 

À une époque où l’on vit à un rythme effréné, où l’on saisit à peine le temps qu’il faut pour rompre avec hier, on finit par oublier l’essentiel de ce qui doit être vu, là, aujourd’hui, à cette minute précise. On finit par oublier qu’il faut du temps, parfois même beaucoup de temps pour approcher et comprendre réellement la portée de ce qui nous est offert. Regarder les œuvres d’Alexandre Masino, c’est s’obliger à prendre le temps nécessaire, c’est accepter de mettre un frein à la fureur des jours, c’est amoureusement se laisser abandonner à la douce et prenante tranquillité des choses.

L’œuvre du peintre Masino a tout pour dérouter le spectateur pressé. Elle n’appartient à aucun mouvement précis de l’art contemporain. J’irai même jusqu’à dire, bien que la formule puisse sembler banale, d’avoir sans doute trop souvent fait l’objet de mépris et de gratuité, qu’elle existe par elle-même et pour elle-même. Sans plus. Ni moins. La chose est d’autant plus rare qu’on ressent bien souvent aujourd’hui le besoin de prouver quelque chose, comme si l’idée du dépassement s’imposait définitivement d’elle-même. C’est croire que l’histoire de la peinture évolue de façon linéaire, le dernier mouvement pictural à la mode venant éclipser ce qui a pu être fait auparavant. Alexandre Masino résiste à tout cela et ne cache pas son intérêt et sa passion véritable pour l’histoire. Plus encore, il lui arrive d’y puiser les éléments nécessaires à sa propre inspiration et de redécouvrir un certain nombre d’œuvres oubliées.

En fait, Alexandre Masino n’appelle aucune révolution picturale. C’est cela même qui fait son inépuisable force, symbole de sa détermination, et sa grande modestie. Une modestie si rare et si précieuse. Il ne croit pas aux modes du jour et avec raison, faudrait-il ajouter. Je pense à celles qui détournent l’artiste de l’effort réel et soutenu. Pour lui, la seule réalité possible de la peinture se passe ailleurs. En cherchant à peindre des natures mortes, comme il le fait, il nous permet de redécouvrir la beauté des objets qui nous entourent.

Certes, le genre n’a rien de nouveau. Viendront peut-être à l’esprit de certains les tableaux funéraires des maîtres anciens où la représentation des fruits et différents objets avait pour but d’assurer la survie des morts dans l’éternité. On y trouvait les provisions essentielles, les nourritures inépuisables. Nous pourrions aussi évoquer les tableaux de certains peintres hollandais du XVIIe siècle ou plus justement encore les bodegón des maîtres espagnols Francisco de Zurbarán ou Juan Sánchez-Cotán. Plus près de nous, d’autres se souviendront de ce magnifique tableau d’Ozias Leduc intitulé Les oignons rouges, peint en 1892. À travers les gestes qui font aussi bien la grandeur que la misère quotidienne de l’homme, Leduc a su peindre d’une manière toute personnelle, l’esprit profondément religieux et mystique qui fut le sien.

En peignant des natures mortes, Alexandre Masino ne cherche pas à «faire» nouveau. L’audace de son travail pictural est là. Il ne cède pas aux principes du «vouloir à tout prix», à cette idée plus ou moins ridicule qu’il faut «faire neuf» pour «faire nouveau» et qui laisse croire à certains que l’on peut « faire meilleur » et «faire mieux». La réalité est autre, surtout lorsqu’il s’agit de peinture.

Alexandre Masino dirait qu’elle – la peinture – doit être avant tout ce qu’elle doit être : un art de la métamorphose, un espace de beauté, l’invention d’un langage poétique, la possibilité de suspendre les heures à l’infini, la Vie immédiate. Avec Ozias Leduc, il partage la beauté des scènes de la vie quotidienne en ce qu’elles ont de plus intime et de plus spirituel. Chaque œuvre nécessite de longs mois de travail, appelle une recherche véritable des sens, une assiduité soutenue. Chaque œuvre traduit, tant par sa composition que par le choix même de son sujet, une totale disponibilité du peintre à vouloir saisir un moment, une atmosphère bien précise.

De fait, les compositions des tableaux d’Alexandre Masino sont extrêmement complexes. Elles défient parfois de manière subtile les lois habituelles de la perspective; ailleurs, elles invitent le spectateur à découvrir des espaces infinis. Les jeux d’ombre et de lumière, que renforcent les contrastes vibrants entre des textures rudes et raffinées, la richesse des glacis contribuent à la perfection de chaque oeuvre. Contrairement à ce que l’on pourrait croire à première vue, rien n’est laissé au hasard. Rien, quoi donc?

S’offrent à vous quelques fruits déposés sur une table. Là, c’est une tasse chinoise, dont on peut voir qu’elle est faite d’une fragile et transparente porcelaine. Là encore, c’est un meuble, robuste, fort, qui aura traversé les âges pour se rendre jusqu’à nous. Il n’y a pas d’accessoires inutiles, pas d’objets en trop, pas de mises en scène artificielles.

Il faut aussi relever les harmonies et les contrastes des couleurs et des textures, insister sur la recherche des accords entre les bruns cuivrés des ombres et le reflet des jours qui frappent les objets. La lumière glisse, frôle, caresse. Il y a la beauté des moindres détails, la méticulosité du geste du peintre, sa volonté de faire voir la complexe simplicité des choses.

Mais encore… Par delà les objets, on découvre une atmosphère de calme et de tranquillité. Ici, la formule de Didi-Huberman s’applique à merveille : «la représentation picturale ne vise pas un effet de représentation, disait-il, mais bien un effet de présence.» La présence dans l’absence immédiate des choses, pourrait-on ajouter au sujet des œuvres présentées par Masino.

Peindre des natures mortes, c’est tenter de saisir l’impossible, c’est accepter le jeu d’un paradoxe où présence et absence ne font qu’un, tel le feu qui renaît de ses cendres. La présence, le feu des choses, traduit de manière indéniable la recherche d’un équilibre fragile, comme celui que l’on retrouve dans ces vers qu’adressait un jour le poète Paul Éluard à son jeune et brillant ami René Crevel :
Au-delà du feu il n’y a pas la cendre
Au-delà de la cendre il y a le feu.
Je vous invite à prendre le temps nécessaire, à découvrir ce qui constitue le sujet réel de chaque tableau. Pour cela, il suffit de détourner votre attention de ce que vous voyez ou plutôt de ce que vous croyez voir. Oubliez les fruits, la tasse de thé, le meuble que vous reconnaissez trop bien... oubliez en somme ce qui paraît être le sujet de chaque œuvre. Et prenez le temps de vous imprégner de tout le reste.

Vous remarquerez la formidable cassure qui peut exister dans les plis d’une nappe. Vous verrez d’un autre oeil la fragilité d’un meuble qui a priori vous aura peut-être semblé si stable et si lourd. Votre regard tentera peut-être de suivre des lignes et des points de fuite sans commencement ni fin. Persistez. Il faut prendre encore plus de temps.

Arrêtez le tic-tac de votre montre. Respirez. Soyez disponibles.

C’est là que vous fermerez les yeux, comme pour mieux voir, et que vous vous abandonnerez à la découverte de vos autres sens. Plutôt que de faire surgir de vagues images de votre mémoire, vous commencerez à sentir les parfums exotiques, jaunes et sucrés d’une banane, vous aurez la conviction de pouvoir caresser tendrement sous vos doigts la douceur du bois ancien. Sans doute goûterez-vous le jus acide d’un quartier de pomme que l’on vient tout juste de trancher. Vous découvrirez tout ce qu’il y a de sensuel et d’érotique dans une mangue… et encore. Insistez un peu plus.

Vous sentirez alors peut-être, comme moi, une étrange impression de vertige. Les objets représentés disparaîtront peu à peu, un à un, laissant à peine derrière eux les traces d’une ombre projetée.

Prenez le temps de lire le titre des œuvres. Chaque mot a été longuement, presque religieusement pesé par le peintre, comme s’il s’agissait d’une véritable offrande de mots à la peinture : La quiétude du silence, La lumière du temps, Descendre en ce jardin… Un univers de symboles riches d’enseignement s’offre à vous.

Je pense au tableau intitulé Triratna, où l’on voit trois cerises rouges, presque noires. En arrière-plan, on devine les angles que fait le coin d’un mur. Le Bouddhisme possède son expression achevée en un Triple Joyau : Bouddha, Dharma (la doctrine) et Shangha (la communauté religieuse). Comme dans un jeu de miroir, on pourrait aussi évoquer la Sainte Trinité de la religion chrétienne. Trois cerises, Triratna, Trois Joyaux, Trinité. Les fruits offerts en signe de perfection.

Je pense également au titre du tableau Satori qui nous invite à « penser au-delà de la technique, dans un état de non-conscience ». Satori, « c’est l’intuition qui saisit à la fois la totalité et l’individualité des choses. »

La poésie, en ce qu’elle a de simple et de sacré, rejoint à mon avis l’essence du travail du peintre. En disant cela, me vient à l’esprit ce qui fait le principe des haïku, ces poèmes japonais qui, en quelques mots seulement, nous révèlent des univers entiers. La forme du poème, comme ici chaque tableau, a ses exigences et ses règles bien précises auxquelles l’artiste ne saurait aucunement déroger. Il en va donc de même chez Masino. La contrainte devient source de liberté.
Les tableaux d’Alexandre Masino – j’allais dire ses poèmes – exigent une lente approche, un investissement total. Il nous faut être aussi disponible que le peintre ayant investi tout ce qu’il peut de lui-même dans l’élaboration de chaque œuvre. On ne peut pas pénétrer les tableaux d’un seul coup d’œil. Ce serait passer à côté de l’essentiel de ce qui est ici mouvance, là dépouillement. Ce serait détourner le regard de la simple et pure beauté des choses ordinaires. «Ce qui conduit un vrai peintre, écrivait un jour Pierre Vadeboncoeur à propos d’Ozias Leduc, ce n’est pas directement l’âme de son sujet; c’est l’âme d’un ton ou d’un mouvement, ou d’une perfection proprement picturale.»

Par sa seule volonté de toucher du doigt une certaine vérité picturale, Alexandre Masino nous révèle les secrets les plus intimes de sa sensibilité. Je ne parle pas de sensiblerie artistique bien sûr, mais de cette sensibilité, unique, fragile et pourtant si puissante, qui s’attache au bonheur, à la richesse et à la subtilité des tons, celle qui s’investit dans la recherche de perfection de la composition picturale. Je parle avant tout de cet effort soutenu à vouloir s’attacher non pas aux objets représentés, mais à ce que l’on voit sur la toile, là, et rien de plus, à ce qu’est et doit être la peinture elle-même. Alexandre Masino nous parle avec une générosité peu commune, une gratuité du geste et de l’âme, de sa volonté de saisir la matière même de la peinture. C’est là que nous trouvons une part essentielle de l’œuvre du peintre.

Il faut du temps, beaucoup de temps, une patience infinie, un don de soi exemplaire, pour tenter de saisir, ne serait-ce qu’un court instant, la grâce des objets quotidiens, le nécessaire dépouillement des choses.

Bernard Chassé

Septembre 2000

©2004 Alexandre Masino