À une époque où lon vit à un rythme effréné, où lon saisit à peine le temps quil faut pour rompre avec hier, on finit par oublier lessentiel de ce qui doit être vu, là, aujourdhui, à cette minute précise. On finit par oublier quil faut du temps, parfois même beaucoup de temps pour approcher et comprendre réellement la portée de ce qui nous est offert. Regarder les uvres dAlexandre Masino, cest sobliger à prendre le temps nécessaire, cest accepter de mettre un frein à la fureur des jours, cest amoureusement se laisser abandonner à la douce et prenante tranquillité des choses.
Luvre du peintre Masino a tout pour dérouter le spectateur pressé. Elle nappartient à aucun mouvement précis de lart contemporain. Jirai même jusquà dire, bien que la formule puisse sembler banale, davoir sans doute trop souvent fait lobjet de mépris et de gratuité, quelle existe par elle-même et pour elle-même. Sans plus. Ni moins. La chose est dautant plus rare quon ressent bien souvent aujourdhui le besoin de prouver quelque chose, comme si lidée du dépassement simposait définitivement delle-même. Cest croire que lhistoire de la peinture évolue de façon linéaire, le dernier mouvement pictural à la mode venant éclipser ce qui a pu être fait auparavant. Alexandre Masino résiste à tout cela et ne cache pas son intérêt et sa passion véritable pour lhistoire. Plus encore, il lui arrive dy puiser les éléments nécessaires à sa propre inspiration et de redécouvrir un certain nombre duvres oubliées.
En fait, Alexandre Masino nappelle aucune révolution picturale. Cest cela même qui fait son inépuisable force, symbole de sa détermination, et sa grande modestie. Une modestie si rare et si précieuse. Il ne croit pas aux modes du jour et avec raison, faudrait-il ajouter. Je pense à celles qui détournent lartiste de leffort réel et soutenu. Pour lui, la seule réalité possible de la peinture se passe ailleurs. En cherchant à peindre des natures mortes, comme il le fait, il nous permet de redécouvrir la beauté des objets qui nous entourent.
Certes, le genre na rien de nouveau. Viendront peut-être à lesprit de certains les tableaux funéraires des maîtres anciens où la représentation des fruits et différents objets avait pour but dassurer la survie des morts dans léternité. On y trouvait les provisions essentielles, les nourritures inépuisables. Nous pourrions aussi évoquer les tableaux de certains peintres hollandais du XVIIe siècle ou plus justement encore les bodegón des maîtres espagnols Francisco de Zurbarán ou Juan Sánchez-Cotán. Plus près de nous, dautres se souviendront de ce magnifique tableau dOzias Leduc intitulé Les oignons rouges, peint en 1892. À travers les gestes qui font aussi bien la grandeur que la misère quotidienne de lhomme, Leduc a su peindre dune manière toute personnelle, lesprit profondément religieux et mystique qui fut le sien.
En peignant des natures mortes, Alexandre Masino ne cherche pas à «faire» nouveau. Laudace de son travail pictural est là. Il ne cède pas aux principes du «vouloir à tout prix», à cette idée plus ou moins ridicule quil faut «faire neuf» pour «faire nouveau» et qui laisse croire à certains que lon peut « faire meilleur » et «faire mieux». La réalité est autre, surtout lorsquil sagit de peinture.
Alexandre Masino dirait quelle la peinture doit être avant tout ce quelle doit être : un art de la métamorphose, un espace de beauté, linvention dun langage poétique, la possibilité de suspendre les heures à linfini, la Vie immédiate. Avec Ozias Leduc, il partage la beauté des scènes de la vie quotidienne en ce quelles ont de plus intime et de plus spirituel. Chaque uvre nécessite de longs mois de travail, appelle une recherche véritable des sens, une assiduité soutenue. Chaque uvre traduit, tant par sa composition que par le choix même de son sujet, une totale disponibilité du peintre à vouloir saisir un moment, une atmosphère bien précise.
De fait, les compositions des tableaux dAlexandre Masino sont extrêmement complexes. Elles défient parfois de manière subtile les lois habituelles de la perspective; ailleurs, elles invitent le spectateur à découvrir des espaces infinis. Les jeux dombre et de lumière, que renforcent les contrastes vibrants entre des textures rudes et raffinées, la richesse des glacis contribuent à la perfection de chaque oeuvre. Contrairement à ce que lon pourrait croire à première vue, rien nest laissé au hasard. Rien, quoi donc?
Soffrent à vous quelques fruits déposés sur une table. Là, cest une tasse chinoise, dont on peut voir quelle est faite dune fragile et transparente porcelaine. Là encore, cest un meuble, robuste, fort, qui aura traversé les âges pour se rendre jusquà nous. Il ny a pas daccessoires inutiles, pas dobjets en trop, pas de mises en scène artificielles.
Il faut aussi relever les harmonies et les contrastes des couleurs et des textures, insister sur la recherche des accords entre les bruns cuivrés des ombres et le reflet des jours qui frappent les objets. La lumière glisse, frôle, caresse. Il y a la beauté des moindres détails, la méticulosité du geste du peintre, sa volonté de faire voir la complexe simplicité des choses.
Mais encore
Par delà les objets, on découvre une atmosphère de calme et de tranquillité. Ici, la formule de Didi-Huberman sapplique à merveille : «la représentation picturale ne vise pas un effet de représentation, disait-il, mais bien un effet de présence.» La présence dans labsence immédiate des choses, pourrait-on ajouter au sujet des uvres présentées par Masino.
Peindre des natures mortes, cest tenter de saisir limpossible, cest accepter le jeu dun paradoxe où présence et absence ne font quun, tel le feu qui renaît de ses cendres. La présence, le feu des choses, traduit de manière indéniable la recherche dun équilibre fragile, comme celui que lon retrouve dans ces vers quadressait un jour le poète Paul Éluard à son jeune et brillant ami René Crevel :
Au-delà du feu il ny a pas la cendre
Au-delà de la cendre il y a le feu.
Je vous invite à prendre le temps nécessaire, à découvrir ce qui constitue le sujet réel de chaque tableau. Pour cela, il suffit de détourner votre attention de ce que vous voyez ou plutôt de ce que vous croyez voir. Oubliez les fruits, la tasse de thé, le meuble que vous reconnaissez trop bien... oubliez en somme ce qui paraît être le sujet de chaque uvre. Et prenez le temps de vous imprégner de tout le reste.
Vous remarquerez la formidable cassure qui peut exister dans les plis dune nappe. Vous verrez dun autre oeil la fragilité dun meuble qui a priori vous aura peut-être semblé si stable et si lourd. Votre regard tentera peut-être de suivre des lignes et des points de fuite sans commencement ni fin. Persistez. Il faut prendre encore plus de temps.
Arrêtez le tic-tac de votre montre. Respirez. Soyez disponibles.
Cest là que vous fermerez les yeux, comme pour mieux voir, et que vous vous abandonnerez à la découverte de vos autres sens. Plutôt que de faire surgir de vagues images de votre mémoire, vous commencerez à sentir les parfums exotiques, jaunes et sucrés dune banane, vous aurez la conviction de pouvoir caresser tendrement sous vos doigts la douceur du bois ancien. Sans doute goûterez-vous le jus acide dun quartier de pomme que lon vient tout juste de trancher. Vous découvrirez tout ce quil y a de sensuel et dérotique dans une mangue
et encore. Insistez un peu plus.
Vous sentirez alors peut-être, comme moi, une étrange impression de vertige. Les objets représentés disparaîtront peu à peu, un à un, laissant à peine derrière eux les traces dune ombre projetée.
Prenez le temps de lire le titre des uvres. Chaque mot a été longuement, presque religieusement pesé par le peintre, comme sil sagissait dune véritable offrande de mots à la peinture : La quiétude du silence, La lumière du temps, Descendre en ce jardin
Un univers de symboles riches denseignement soffre à vous.
Je pense au tableau intitulé Triratna, où lon voit trois cerises rouges, presque noires. En arrière-plan, on devine les angles que fait le coin dun mur. Le Bouddhisme possède son expression achevée en un Triple Joyau : Bouddha, Dharma (la doctrine) et Shangha (la communauté religieuse). Comme dans un jeu de miroir, on pourrait aussi évoquer la Sainte Trinité de la religion chrétienne. Trois cerises, Triratna, Trois Joyaux, Trinité. Les fruits offerts en signe de perfection.
Je pense également au titre du tableau Satori qui nous invite à « penser au-delà de la technique, dans un état de non-conscience ». Satori, « cest lintuition qui saisit à la fois la totalité et lindividualité des choses. »
La poésie, en ce quelle a de simple et de sacré, rejoint à mon avis lessence du travail du peintre. En disant cela, me vient à lesprit ce qui fait le principe des haïku, ces poèmes japonais qui, en quelques mots seulement, nous révèlent des univers entiers. La forme du poème, comme ici chaque tableau, a ses exigences et ses règles bien précises auxquelles lartiste ne saurait aucunement déroger. Il en va donc de même chez Masino. La contrainte devient source de liberté.
Les tableaux dAlexandre Masino jallais dire ses poèmes exigent une lente approche, un investissement total. Il nous faut être aussi disponible que le peintre ayant investi tout ce quil peut de lui-même dans lélaboration de chaque uvre. On ne peut pas pénétrer les tableaux dun seul coup dil. Ce serait passer à côté de lessentiel de ce qui est ici mouvance, là dépouillement. Ce serait détourner le regard de la simple et pure beauté des choses ordinaires. «Ce qui conduit un vrai peintre, écrivait un jour Pierre Vadeboncoeur à propos dOzias Leduc, ce nest pas directement lâme de son sujet; cest lâme dun ton ou dun mouvement, ou dune perfection proprement picturale.»
Par sa seule volonté de toucher du doigt une certaine vérité picturale, Alexandre Masino nous révèle les secrets les plus intimes de sa sensibilité. Je ne parle pas de sensiblerie artistique bien sûr, mais de cette sensibilité, unique, fragile et pourtant si puissante, qui sattache au bonheur, à la richesse et à la subtilité des tons, celle qui sinvestit dans la recherche de perfection de la composition picturale. Je parle avant tout de cet effort soutenu à vouloir sattacher non pas aux objets représentés, mais à ce que lon voit sur la toile, là, et rien de plus, à ce quest et doit être la peinture elle-même. Alexandre Masino nous parle avec une générosité peu commune, une gratuité du geste et de lâme, de sa volonté de saisir la matière même de la peinture. Cest là que nous trouvons une part essentielle de luvre du peintre.
Il faut du temps, beaucoup de temps, une patience infinie, un don de soi exemplaire, pour tenter de saisir, ne serait-ce quun court instant, la grâce des objets quotidiens, le nécessaire dépouillement des choses.
Bernard Chassé
Septembre 2000