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Sanctuaires
Jean-Marc Desgent

 

 

           Voici le sanctuaire, le lieu avec pas d'être, le lieu des choses qui troublent, qui s'évanouissent sans disparaître (c'est le jeu divin des peintres), des choses à paraître, à devenir, le lieu des choses qui ont un corps (la chair des objets est une évidence, c'est leur présence ailleurs, toujours ailleurs qui nous désintègre dans la certitude), qui ont un corps et sans doute une âme pour tenir compte des agitations qui les avivent, ici le sanctuaire, pas de l'autre côté du monde, mais en cet espace-ci, pas caché par le monde, mais généré, révélé à partir de sa propre chair de choses mouvantes, animées, troublées, ici le sanctuaire, c'est moi. Je suis l'être, et l'être de la peinture.

            Je suis le lieu, l'espace maintenant, c'est où nous sommes sans savoir que le lieu nous habite davantage que nous l'habitons, nous sommes transformés par l'espace que nous croyons traverser, il nous transperce, transgresse (bientôt nous serons le couteau dans la chair des coquillages) et de là (ici, en fait), nous commençons à penser en tant que choses de ce monde et de l'autre, celui que nous n'avons jamais su imaginer.

            Je suis donc le lieu, l'espace maintenant des liquides répandus comme on dit qu'il faut répandre le sang (la cire et sa couleur sont sa théâtralité nécessaire), répandre son sang pour saisir l'espace des choses traversées par le mouvement de la mort, comme on dit défaire les draps pliés, obligatoirement déplier les draps, ouvrir les suaires froissés dans le mystère des chambres, c'est-à-dire au coeur de l'énigme de l'intime. Je suis ces liquides renversés, sang, huile, eaux salées de la mer enfermée dans la coquille, dans l'énigme des sexes sur les draps, dans les draps, pour les suaires qui nous hantent, suaires et théâtres, scènes tragi-comiques de la mort, ce suaire est la mémoire, fait chair, fait masque.

            La peinture est-elle le pense-bête de notre finitude ? La nature-morte est notre seul portrait parce qu'elle nous préfigure, elle est notre vanité, notre memento mori. Ici, dans la peinture et dans l'espace qui nous hante, ici les choses chantent l'absence des êtres, nous, nos corps, nos sexes coulés dans les draps à replier sur nos petites morts. Pourtant, nous n'avons rien de sacré... Seuls, nos objets s'en sortiront vivants... Quelle habitude avons-nous de la peinture des choses sacrées ? Voilà pourquoi devant le tableau, nous sommes morts. La main qui peint crée le sacré dans nos pauvres vraies vies, elle est une sacralisation du monde à peine visible, ce sacrifice de l'évidence, un sacrement qui nous change et nous amène haut dans notre condamnation à ne rien voir de nous, un sacrilège de moins.

            En fait, qu'est-ce que l'on voit ? Qu'est-ce qu'un couteau posé près d'une huître ? Qui s'est servi du couteau, qui mangera l'huître, qui boira l'eau en se souvenant que nous sommes d'abord des êtres disparus depuis toujours du tableau, dans le tableau, mais à peine visibles, dans le tableau, mais pas encore acteurs dans la scène de l'oeuvre ? Qu'est-ce qu'une chambre vide aux draps dépliés, qu'est-ce qu'une ampoule, qui habite la chambre, qui a déplié les suaires ? Un petit être ? Je suis l'eau salée du monde avec un couteau posé à côté quand tout est accompli, quand le tableau commence à parler deux langues (au moins deux langues) à la fois : je suis les liquides répandus, sang, huile, eau par le sel, je suis l'énigme coulant encore, coulant du corps monstrueux de signification.

            Dans le sanctuaire, on pense deux fois le sens des choses. Rien ne se donne, il faut tout mourir deux fois, deux langues deux fois, il faut imaginer le lit des troubles, le lit des doubles, des renversements, des écoulements, il faut croire son sexe capable de peindre (c'est la sale besogne d'encore recommencer à nommer, à penser, à représenter), il faut souhaiter qu'une ampoule reste allumée quelque part dans la nudité du lieu (c'est la lumière du peintre dans nos vraies vies obscures), dans la vanité du lieu, il faut imaginer sa nourriture terrestre (les huîtres offertes à nos corps de personne) comme un sens donné à notre propre histoire.

            Qui brûle tout ? Le peintre. Il est le seul à posséder la cire chaude des masques. Je brûle devant vous au milieu des choses, je brûle mon corps dans le lit de tous les miroirs (voilà pourquoi je suis si invisible, je suis devant le tableau, celui que vous ne regardez pas encore, regardez-moi deux fois en parlant les langues des doubles), je suis le corps chaud des choses indépendantes au milieu des événements du monde. Ici (le visible, le centre du monde immédiat, l'invisible présence du sens), il y a des Hommes, mais on ne sait pas où, on ne sait pas comment. Les Hommes sont ici dans le mouvement trouble de l'encaustique, dans le déplacement, dans l'hésitation fébrile des couleurs superposées ou brossées comme les corps absents du lit. Les Hommes sont ici, mais leurs sexes sont inachevés; leur masque de cire n'appartenant pas encore à la scène, au miroir.

            Voilà, la peinture est là, loin, dans l'origine de l'oeil qui réinvente à chaque instant le sens des choses. L'oeil pense deux fois : ce qu'il voit ici, ce qu'il cherche à voir dans cette immédiateté qui le désoriente. Tout est vertige dans le coeur des objets que nous regardons; ils nous déplient devant notre propre mystère.

            Voici une chambre dans laquelle on doit pénétrer comme le couteau dans la chair. Voici la chambre et le sanctuaire, on doit s'y glisser pour reconnaître quoi que ce soit, qui que ce soit toujours recommencé, toujours inachevé, c'est nous dans le miroir des lits ouverts sans que nous y soyons, dans le miroir sacré des petits êtres absents.

Jean-Marc Desgent, septembre 2003

 

 

©2004 Alexandre Masino