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Exquises dualités, Les tableaux récents d'Alexandre Masino
Joanne Mattera

 

 

De prime abord, on pourrait croire que les textures très affirmées des tableaux d’Alexandre Masino contrastent singulièrement avec la qualité contemplative de leur imagerie. Comment une nature morte aussi méticuleusement composée ou un paysage d’une beauté si éthérée peuvent-ils avoir été créés par une application aussi énergique de la peinture? Avant de répondre à cette question, considérons comment, dans le cycle de la respiration, se succèdent les inspirations et les expirations. La dualité de ce processus permet à la respiration de s’effectuer, et à la vie de se poursuivre. Ainsi en est-il de l’image qui s’offre à nous : un instant de sérénité qui vibre de l’énergie même de sa conception.

Cette interprétation peut sembler excessivement Zen, mais ce genre de dualités abondent dans le travail de Masino – non seulement dans les tableaux pris isolément, où l’énergie du geste contraste avec la calme assurance du résultat, mais également dans l'ensemble de son oeuvre. Prenons par exemple la question de l'échelle : les vastes étendues de terre et de ciel des paysages tranchent avec la retenue et les espaces clos des natures mortes. Le type de lumière : l'éclairage diffus du grand air contraste avec les ombres dramatiques de l'éclairage incandescent. Ou encore la palette : fraîche et nordique (la plupart des paysages ont été inspirés par un séjour en Suède et un autre dans les Rocheuses) ou alors chaude et pulpeuse (comme lorsque le tableau nous fait pénétrer à l’intérieur d’un fruit ouvert). De même pour l’atmosphère, fraîche et distante, ou chaleureuse et intime.

Même si chaque tableau reflète un parfait équilibre compositionnel, aucun ne saurait être abordé de façon passive. Pour pénétrer sous la surface il faut littéralement plonger dans l'acte de regarder : la figure et le fond, la lumière et l’ombre, l’image et la surface, chacun en relation avec l’autre, et tous en relation avec l’ensemble. L’expiration, ce qui n’est pas là, est aussi important que ce qui est représenté. «La partie la plus difficile n’est pas de peindre l’objet lui-même», nous dit Masino, «mais plutôt ce qu’il y a autour. L’espace négatif est primordial, et me demande plus de travail que la représentation du sujet. Mes plus grands défis se trouvent dans des plans que plusieurs personnes ne remarquent pas».

Observons la nature morte Culte diurne : deux gousses d’ail sont posées dans un bol et une troisième leur projette une ombre élancée. Les extrémités triangulaires des gousses sont répétées – ou plutôt suggérées – dans le coin de la table, qui disparaît presque dans l’espace plus pâle de l’arrière-plan. La forme du bol est répétée dans la courbure en s de la troisième gousse. Le bol constitue lui-même une ingénieuse inversion, sur les plans géométrique et chromatique. L’avant-plan et l’arrière-plan monochromes sont en fait constitués de plusieurs couches de teintes différentes et complémentaires, quelques-unes pointant sous une surface qui a été inlassablement grattée et reconstruite. Ce qui se présente d’abord comme un tableau presque minimaliste se révèle peu à peu comme un riche réseau de formes, de couleurs, de lumière, d’ombres et d’espace.

On retrouve des éléments comparables dans les paysages. Terrasse des nuées, une vue majestueuse des montagnes et du ciel, semble à première vue aux antipodes d'une modeste scène d’intérieur. Et pourtant, il se dégage de sa composition une sorte de déjà vu... Et subitement l’explication arrive : l’angle des montagnes, les pics jumeaux, le troisième sommet plus loin derrière : partout résonne l’écho du petit tableau aux gousses d’ail.

Bien sûr, tous les paysages de Masino n’ont pas leur équivalent en nature morte, mais l’observation attentive permet de créer des parallèles inattendus. Dans la lumière d’un crépuscule nordique, une rangée d’arbres se dresse entre le lac et le ciel. Beaucoup plus au sud, la chair couleur corail d’un quartier de melon se découpe contre la surface bleu ciel de la table. Le contrepoint des couleurs chaudes et froides et le jeu des formes en croissant dans les natures mortes nous rappellent la composition du ciel et du lac dans les scènes extérieures. Peut-être verrez-vous d’autres liens encore dans les paysages Clair comme soleil dormant et Au soir de chaque jour en les comparant à L’épouse du ciel et à Nimbés de brumes, mais leur observation minutieuse pourra vous révéler des choses inattendues : l’imagerie d’Alexandre Masino repose autant sur l'invention que sur l’observation directe. «Je ne cherche pas la ressemblance avec un lieu concret autant qu’à évoquer les émotions que ce lieu peut provoquer», nous dit-il. Vous pourriez donc ressentir ces convergences en plus de les observer.

Lorsqu’il passe de la vue d’ensemble au gros plan, le peintre réussit à maintenir une atmosphère caractérisée par un constant dialogue entre la puissance et le raffinement, entre la représentation et l’abstraction. Cette approche est également caractérisée par un choix restreint de couleurs pour chaque tableau : on remarque à l’occasion la coexistence de couleurs chaudes et froides, mais en général la palette fait appel aux multiples teintes d’une seule couleur dominante. Les objets et les lieux, pleinement ressentis, sont réduits à leur essence première, comme s’ils avaient été distillés. On ne se situe pas ici dans le poème épique, mais bien dans le haiku. Quant à l’échelle, si elle peut varier dans les paysages, elle est beaucoup plus spécifique pour les natures mortes, où tout est peint en grandeur réelle.

Il n’y a aucune présence humaine dans les tableaux de Masino, à l’exception de celle du spectateur lui-même. «Je mets l’emphase sur la vie elle-même, sur le désir, sur la beauté du moment présent», admet-il. «Je considère que mes natures mortes traitent du rapport entre l’introspection et la relation aux autres. Les paysages opèrent à une échelle plus vaste pour exprimer une sorte de communion avec la puissance de la nature. En d’autres termes, l’univers fait partie de nous, comme nous faisons partie de l’univers.» Notre interprétation Zen, en bout de ligne, n’est peut-être pas si incongrue...

Revenant à notre propos initial, nous pouvons examiner la façon dont Masino applique son médium – la façon dont il «pousse» et «tire» littéralement la peinture, ajoutant une couche ou en grattant une autre, pour construire ses images. Il peint à l’encaustique, c’est-à-dire avec des pigments liés par la cire d’abeille. Cette technique, très ancienne, connaît une résurgence récente. Son intérêt réside dans la cire elle-même, plus dense que les autres liants, qui capte la lumière pour la réfléchir de façon diffuse, on pourrait dire intériorisée. Lorsqu'elle est bien employée, l’encaustique permet des couleurs plus riches et une surface plus tangible que l’huile ou l’acrylique. Masino emploie son médium de façon magistrale, ce qui lui permet d'en soutirer toutes les nuances de formes, d'ombrages et de teintes. Un tel contrôle du pinceau est particulièrement délicat, surtout dans une démarche figurative : contrairement à l’huile qui est appliquée à l’état liquide et demande du temps pour sécher, l’encaustique doit être appliquée alors qu’elle est fondue, état qu’elle ne garde qu’une ou deux secondes avant de durcir. Ceci est à peine suffisant pour amener la cire de sa source de chaleur à la surface du tableau, de sorte que chaque coup de pinceau représente un processus cyclique de passage du liquide au solide, répété un nombre incalculable de fois tout au long de la réalisation du tableau. Chaque groupe de coups de pinceau doit ensuite être légèrement lié, à l’aide d’une flamme ou d’un jet d’air chaud, à la surface pré-existante.

Si le côté répétitif du processus peut favoriser la méditation, le geste lui-même est très concret, et exige un travail continu. L’artiste et le tableau sont liés tant dans l'effort physique que l'idée esthétique, et l’esthétique de Masino repose autant sur l’introspection que sur le regard vers l’extérieur. Ces notions apparemment contradictoires, comme toutes les exquises dualités que renferme son œuvre, sont produites par le sublime pas de deux de l’émotion et du tangible entrelacés.

Joanne Mattera, 2007
Traduction : Nicolas Masino

 

 

©2004 Alexandre Masino