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Alexandre Masino, la peinture maintenant
Jean-Marc Desgent

 

          

            La peinture, en fait toute forme de création réelle, n’est considérée comme tel que si elle s’avère la synthèse obligée de toute la peinture : de figurative à pures gestualités et expressions du corps, de jeux dynamiques des formes aux glissements et juxtapositions atmosphériques ou violentes des couleurs. La peinture est aussi, à chaque fois, proposition; celle-ci se situerait alors dans une sorte de présent constant; ce temps inexistant entre le passé et le futur, point d’arrivée aussitôt dépassé et point de départ pas tout à fait entrepris. Peindre, c’est donner une silencieuse leçon d’histoire de la peinture comme c’est en proposer un nouveau regard, une nouvelle conception. Voilà pourquoi le peintre est l’arrivée de ce qui est venu à lui comme il est au début de ce qui perpétuellement commence, de ce qui viendra de lui : je situerais la peinture d’Alexandre Masino sur cette fine ligne paradoxale (le bel et dangereux équilibre instable); natures mortes si vibrantes, si intenses où se démènent et s’ébattent en arrière-plan autant Morandi, Giacometti que Barcelo´ (dans Dès la première aube ou dans Le Sacré du profane), tracés tout aussi émouvants et pourtant calculés (Jackson Pollock, lui-même, niait avec force le hasard du dripping), couleurs, teintes et matières aussi subtiles qu’évidentes : bleu tendre, rouge vif, vert émeraude, feuilles d’or et feuilles de bronze.

            Plus de cent ans de peinture viennent revivre dans les tableaux d’Alexandre Masino, plus d’un centenaire de paradoxes vivifiants s’amènent dans ses encaustiques et combien de tableaux à venir sont déjà en gestation dans ses figurations précises, ses transparences, ses emportements, ses éclatements de couleurs et de teintes. Pour reprendre, légèrement transformé, un mot célèbre du poète français Paul Éluard, je dirais que le peintre est autant celui qui inspire que celui qui est inspiré. Masino est un artiste du paradoxe, ce dernier n’ayant rien à voir avec la contradiction mais avec l’équilibre dynamique (toujours et encore beau et dangereux) entre deux contraires. La contradiction, elle, s’avère l’éloignement d’opposés l’un par rapport à l’autre et ce, à la même vitesse. Le paradoxe, lui, est le rapprochement jamais atteint mais toujours tenté, souhaité entre deux forces amoureuses et ennemies et ce, avec une même puissance, une même volonté, une même intensité. On pourrait parler de tensions maintenues par les divers désirs de rapprochement, désirs demeurant velléités et ce sont ces velléités qui créent l’unité de l’œuvre : expressionnisme et érudition, mysticisme et matérialité brute de l’encaustique, sérénité et tourbillon. Alexandre Masino se situe là...

            Regardez ses toiles, regardez combien elles vibrent, combien elles captent les hasards des lumières du jour ou des éclairages électriques, regardez combien les figures naturelles qui y apparaissent sont pour la plupart de pures constructions de l’esprit (Transfigurations, immense paysage construit de toutes pièces, le triptyque Au cœur des monts ou cette subtile référence à Van Gogh dans un autre triptyque, Poussières d’étoiles), regardez combien le peintre a touché, retouché, ciré, masqué, repris les couches d’encaustique, les teintes et les couleurs appliquées. Alors, si vous avez bien regardé, vous avez vu les paradoxes s’avancer vers vous et jouer les jeux de fondus, d’entrelacements sans pour autant faire un. La beauté donc la difficulté de l’artiste en paradoxe est de créer le lieu, l’occasion de fonte tout en laissant le spectateur dans la possibilité de voir les tensions agir. Kiefer n’est jamais loin de tout ce maelström. Masino nous donne à voir un monde concret (fruits, paysages, objets de toutes sortes) mais aussi, apparaissent, disparaissent, se transforment sous la surface évidentes du tableau, des silhouettes, des ombres mouvantes, vivantes, et si ces silhouettes, ces ombres troublantes existent bel et bien, si celles-ci bougent, si elles viennent à nous, c’est qu’elles obéissent à une autre présence que celle du seul regard du spectateur, elles vivent par la lumière changeante à souhait, par le déplacement sur place, imperceptible du spectateur lui-même, par sa rétine bouleversée (nos corps vibrent frénétiquement mais, en sourdine). Ces ombres, comme les anges et leurs mystères, vivent, viennent, s’en vont, reviennent par la danse de la lumière, par le corps entier du spectateur; ces derniers, corps et lumière, corps de la lumière, vibrations des êtres recréent ces présences au moyen des transparences proposées initialement par Masino. Spectateur et lumière détruisent, réinventent continuellement, indéfiniment différentes aussi, ces figures fantomatiques. Combien de tableaux y a-t-il dans un tableau de Masino, et son utilisation particulière de l’encaustique permet tous ces effets de vie, de disparition momentanée, de matière éthérée, de montagneuses immatérialités.

            L’œuvre de Masino se vit dans la vraie et concrète peinture, comme dans sa dimension la plus spirituelle, entre paix et énergie, entre matière réflexive et spiritualité des pigments retenus dans la cire. Son art de l’encaustique permet de comprendre comment la figure n’est pas fixe ni fixée pour de bon, que cette dernière est aussi mouvement, geste, coloration vibrante, rejoignant la composition physique, naturelle de la lumière. En fait, ce que l’on voit ou s’imagine voir dans chacun des tableaux de Masino, c’est la gestuelle qui a permis de composer la figure, d’aboutir à elle. Comme si  la figure était la représentation de son propre tracé, «image» non pas défigurée mais transfigurée par tout ce qui bouge en elle et en nous, par ces jeux de couleurs, de formes, de gestes : la figure, devant nous, demeure en perpétuelle naissance et renaissance, elle affirme le mouvement de sa propre apparition. L’encaustique s’avère alors le médium privilégié permettant toutes ces rencontres paradoxales. En ce sens, il m’apparaît logique que Masino aime travailler autant les grands paysages que les fruits, souvent petits, posés simplement, humblement, concrètement sur une table; les paradoxes voltigent aussi entre les thèmes des œuvres.

            Avec Masino, nous ne sommes pas dans l’art des concepts, de la peinture verbeuse ou verbo-motrice où il est plus important d’expliquer que de faire, de voir, de vivre momentanément en elle et avec elle, 1 avec Masino, dis-je, nous sommes dans la synthèse de la peinture et dans sa générosité; je veux dire dans le don d’elle-même à d’autres peintures, celles que Masino pourrait faire lui-même, comme celles qu’on pourrait faire à partir de lui. Pour reprendre une affirmation éclairante de Pollock: « It’s not about now, it’s about forever. » C’est pourquoi Alexandre Masino peint maintenant, non pas uniquement au présent mais au temps immense de la peinture renouvelée.

                                                                                                          
Jean-Marc Desgent, juin-juillet 2012

 

1 Cette intellectualisation de l’art s’est imposée à nous au point où on ne semble plus pouvoir penser et regarder la peinture autrement, au point où la peinture ne se distingue plus de ses supports froids et plats (photos, diapositives, clés usb, disques, etc.), au point où nous préférons en toute inconscience le support de reproduction aux gestes fondateurs de la peinture moderne, les empâtements, les vibrations de lumières de cette même peinture. Quand on pense «peintre» maintenant, on pense diplomations, institutions, explications, comme si l’œuvre d’art ne pouvait plus exister sans les mots qui en parlent, qui croient en parler, quand on pense «peinture» maintenant, on ne la voit plus, on la devine derrière les discours, les exposés et les démonstrations.

 

 

©2004 Alexandre Masino